
Kathy Luna
Crédits : Claire Bergès
ÉTOILES NOIRES, LE CÔTÉ OBSCUR DE LA DANSE CLASSIQUE
Février 2016. Le chorégraphe Benjamin Millepied claque la porte de l’Opéra de Paris, dénonçant le manque de diversité dans l’institution. Depuis, les danseurs de couleurs sont toujours très peu visibles en France. Ils tentent aujourd’hui de faire évoluer les mentalités.
« Les danseurs noirs ne se sentent pas en phase avec la danse classique. » Sophie Noel, romancière et autrice du livre « les pointes noires », relate ce triste constat. Il y a zéro danseurs/ses étoile noire en France. Et sa fille aînée adoptée en Haïti en a fait l’expérience : « Quand ma fille regardait les grands danseurs, elle n’avait personne à qui s’identifier. Elle a arrêté la danse classique en 5 ème pour deux raisons, la première, c’est qu’avec l’adolescence, ses formes sont apparues et donc elle a une morphologie africaine, elle ne rentrait pas dans le moule des danseuses de l’Opéra. »
Marie-Astrid Mence a subi les mêmes critiques par rapport à son physique : « Si tu ne rentres pas tes fesses je te les couperai au coutelas ». Une remarque qui a fortement attristée la danseuse française, alors qu’elle avait seulement 12 ans. Celle-ci débute la danse dès l’âge de 5 ans jusqu’à ses 18 ans en France, puis en 2014 elle obtient son premier contrat au Black Ballet à Londres.
Dans bon nombre de situations elle s’est sentie différente des autres et mise à l’écart, ainsi se souvient elle : « Nous avons travaillé avec un professeur Russe au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, qui reprenait un vieux ballet du répertoire classique. Toutes les filles de ma classe ont été choisies pour le danser, sauf moi, car mes muscles et mon corps étaient plus proches d'un homme que d'une femme. Il ne savait pas où me mettre. Du coup j'ai été travestie et mise dans le groupe des hommes. » Cet épisode vécu, démontre qu’une danseuse de ballet classique doit correspondre à un stéréotype physique.

Marie-Astrid Mence / Crédits : Gaultier Frossard
« Les personnes de couleurs ne peuvent pas incarner de rôles nobles »
La danse classique semble être limitée à un certain « type » de personnes, avoue Thomas Enckell, ancien professeur. Mais pourquoi ? Les personnes de couleur ne peuvent pas incarner de rôle « plus noble » mais lorsqu’il s’agit de « danse forte et puissante », Wilfried Romoli concède qu’ils leur sont automatiquement attribués. C’est ce qu’on aperçoit dans le reportage Graines d’ Étoiles (ARTE) qui suit les élèves de l’école de danse de l’Opéra de Paris. Pour la pièce Raymonda, le rôle d’Abderamane, cheikh arabe, sera attribué à un élève métisse. Tandis que le rôle du comte Jean de Bruyenne, futur époux de Raymonda, sera lui interprété par un élève blanc. Les danseurs et danseuses noirs, élèves ou professionnels, n’ont donc finalement que peu d’opportunité de sortir des représentations des personnes noires. Ils et elles peuvent donc se trouver contraints à perpétuer des stéréotypes associés à leur couleur de peau.

Kathy Luna Danseuse Classique Credits : Claire Bergès

Kathy Luna Danseuse Classique Credits : Claire Bergès

Kathy Luna Danseuse Classique Credits : Claire Bergès

Kathy Luna Danseuse Classique Credits : Claire Bergès
Kathy Luna, comme la fille de Sophie Noel, a ressenti ce problème d’identification, ajouté à cela, des remarques discriminatoires. Lorsqu’elle était au conservatoire, la jeune danseuse bordelaise en a fait l’expérience : « Mes professeurs m’ont dit très clairement qu’en France, il n’y avait aucune danseuse étoile noire, que je n’y arriverai pas. » se souvient-elle. Elle s’interrompt tout en replaçant les mèches rebelles sorties de son chignon plaqué. Elle reprend : « Et le pire c’est que je me suis dit qu’ils avaient raison ». Si ces remarques pourraient sembler au premier abord anodines, elles ont eu des répercussions psychologiques profondes et durables sur les danseurs. Kathy est entrée en dépression suite à cet épisode, entrainant des troubles alimentaires et une perte de confiance en elle.
Heureusement, des exceptions existent… Comme les noms de Misty Copeland ou encore Michaela Deprince, deux figures de la danse devenues emblématiques par leur parcours. Elles participent à cette identification difficile de ces jeunes danseuses, même si elles restent des exemples rares.
Vidéo. La vie de Misty Copeland, symbole d'espoir et de réussite pour toutes des danseuses de couleurs du monde
De nombreux artistes tentent de dénoncer cette forme de ghettoïsation, via des représentations. Le chorégraphe Faizal Zeghoudi, toujours affublé de son chapeau sur la tête, essaye de casser les clichés et les préjugés avec son dernier spectacle intitulé « On n'a jamais vu une danseuse noire à l’Opéra de Paris ».
Théâtre, musique, chant et danse s’entremêlent pour
« montrer comment et pourquoi on va rejeter l’autre, parce qu’on considère qu’il est différent ». Mesures anthropométriques - héritées des signalements judiciaires mis au point par Bertillon - auxquelles doit se soumettre le (non)danseur prétendant entrer à l'Opéra renvoyant en écho aux méthodes de pesage et d'évaluation d'hommes et femmes noirs en vue de leur achat par des négriers. La danse semble alors prendre conscience de sa diversité sans pour autant l’accepter…
« LE BESOIN CULTUREL NE PEUT NAÎTRE QUE D’UNE EXPÉRIENCE CULTURELLE »
En France, une seule enquête a permis d’obtenir des chiffres sur les minorités visibles, celle du CRAN.
Si l’on considère que le milieu de la danse reflète la population, alors il faudrait au minimum 9,5% de diversité dans chaque Opéra National, écoles de danses, ballets… Ce qui n’est pas encore le cas.
Yohann Delmeire tente une explication. Rendez-vous à Bordeaux. Il nous accueille dans la petite cafétéria de la grande salle des fêtes du Grand Parc dont il est le directeur, située dans un quartier populaire. Pour lui, un problème se pose. « Il n’y a pas de passerelle entre les différentes danses », ce qui réduit considérablement la possibilité en terme de diversité puisque chacun reste dans un entre soi total.
« Il y a un gros potentiel sur ce territoire, que ce soit au niveau du public et des pratiquants. Mais il n’y a aucune mise en réseau des opérateurs, ni de plans d’actions dédiés à la danse et surtout on voit un manque de volonté d’ouverture des lieux à plusieurs formes de diversité ». L’objectif de la salle des fêtes du Grand Parc est simple : réunir tous ces publics différents pour tenter d’ouvrir les esprits et ainsi faire découvrir des esthétiques qu’on ne connaissait pas avant.
« Prenons les danseurs de l’Opéra de Bordeaux, parmi eux il n’y en a aucun de couleur. Pourquoi ? Parce qu’il y a un frein probable du côté de l’Opéra, mais il faut aussi voir si dans des cours de danses classiques, il y a des jeunes filles issues de la diversité ? » Il décroise ses jambes, puis reprend : « Dans le quartier du Grand Parc par exemple les parents n’ont jamais vu un ballet de danse classique, donc dans la façon dont ils éduquent leurs enfants, ils ne peuvent parler que de ce qu’ils connaissent et donc certainement pas de ballets. »
Pour Yohann Delmeire une chose est sûre : le besoin culturel ne peut naître que d’une expérience culturelle. Le constat est donc que le manque de diversité ne semble pas avoir une causalité unique. Il faut se pencher aussi bien du côté institutionnel, mais également du côté de la volonté des gens issus de la diversité à vouloir y rentrer. Et cela débute par l’accès symbolique à la culture institutionnelle.
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Cartographie. Les écoles de danse classique sont globalement localisées dans le centre de Bordeaux , loin des quartiers populaires.
Si on s’appuie sur les chiffres officiels,
on s’aperçoit que la pauvreté frappe très lourdement les immigrés (source : INSEE).
38,6% des personnes qui vivent dans un ménage immigré sont considérés comme pauvre en 2015, soit 2,1 millions de personnes. Un niveau expliqué par des qualifications plus faibles, l’impact du chômage et par les discriminations.
Mais comment favoriser cet accès à toutes formes de culture quand un autre facteur, cette fois lié au coût d’une année de danse classique s’impose ?
Une différence tout de même importante, qui pourrait alors expliquer pourquoi ce type de danse possède davantage de diversité que la danse classique.
Nous rencontrons l’historien Pap Ndiaye sur un banc de Saint-Emilion entre deux conférences du Festival philosophia. Il est d’ailleurs chargé de rendre une conclusion (mi-décembre 2020) à propos du manifeste créé par des salariés visant à supprimer la discrimination raciale au sein de l’Opéra de Paris. Pour ce dernier, il faut remonter au XIX ème siècle. En effet, les codes esthétiques d’il y a deux siècles étaient basés sur l’unité, et l’homogénéité notamment chromatique. « Une danseuse non blanche ça ne convient pas car elle est censée faire une sorte de rupture visuelle dans un ensemble de danseurs par ailleurs tout à fait homogène », dit-il. « Et donc il y a eu une forme de mise a
l’écart de danseurs et danseuses non blanches dans les ballets, au nom de cette question d’homogénéité qui est aussi une question d’esthétique : ce qui est beau c’est la peau claire, la peau foncée prend moins la lumière
comme on dit.» Pour « camoufler » leur carnation, les danseurs et danseuses non-blancs sont parfois contraints de se « plâtrer » la peau, afin de capter cette lumière. Une des demandes du manifeste est d’ailleurs celle de posséder des fonds de teint qui respectent la carnation de chaque artiste,
« Ce qui est beau c’est la peau claire, la peau foncée prend moins la lumière comme on dit. »
nous sommes là sur un critère presque technique, qui démontre qu’il n’y a pas une seule raison pour expliquer l’absence de diversité dans le monde de la danse. Cependant, Pap Ndiaye semble s’accorder avec les propos de Yohann Delmeire à propos du phénomène social. Le « rôle modèle » semble être un des facteurs essentiels au manque de personnes non-blanches dès les écoles de danses classiques amatrices. « Elles ne peuvent pas s’imaginer comme danseuse puisqu’il n’y a pas de danseuses comme elles. Ça parait hors de portée pour ces petites filles, donc il y a une auto-censure très forte ». En effet, Kathy Luna avait évoqué « une difficulté à se projeter » et « personne à qui se référer » lorsqu’elle était encore une jeune danseuse.
MAIS ALORS QUELLES SOLUTIONS ENVISAGER ?
« Là où il y a un problème c’est que personne ne sait exactement comment faire », Pap Ndiaye.
Plusieurs solutions semblent tout de même être envisageables afin d’introduire plus de diversité dans le monde du ballet.
La première : implanter d’avantage d’associations, centres de danses. Bref, proposer de la danse classique « au-delà des quartiers où elle prospère historiquement depuis un siècle. » Toutefois, Pap Ndiaye décrit la France « sur le chemin » de la fin de cette quasi totale unité blanche dans la danse classique. « Il y a quand même la reconnaissance, y compris par les responsables de la danse, du fait d’avoir un corps de ballet totalement blanc, ce n’est pas forcément une bonne chose, et que, avoir plus de diversité, c’est mieux. » Il y a vingt ans ce n’était pas le cas. Bien évidemment, cette prise de conscience ne se réglera pas de manière radicale, elle se fera au cours du temps, et les nouvelles générations semblent participer à ce changement. La création du manifeste de l’Opéra de Paris en fait d’ailleurs partie.
Chloé Lopes Gomes, première danseuse noire de la compagnie de Berlin, qui a d’ailleurs très récemment dénoncé le harcèlement racial dans cette institution suite au non renouvellement de son contrat, est aussi de cet avis. Pour la danseuse de 29 ans « le racisme est présent dans le monde de la danse classique, mais cela touche essentiellement les anciennes générations. » Elle assure que : « si ses collègues actuels blancs deviennent plus tard maîtres de ballets, ils n’auront pas de préjugés par rapports aux noirs, ou autres, comme des maitres de ballets d’aujourd’hui peuvent parfois avoir ».

Chloé Lopes Gomes / Crédits : @pickledthoughts
D'après les différents témoignages recueillis, une chose est sûre, il faudra encore attendre avant que la fille aînée de Sophie Noël ne puisse exprimer librement son envie de faire de la danse classique. La vieille institution doit se moderniser afin que le ballet reflète la société. Au grand jeté, la danse classique préfère manifestement la stratégie des petits-pas.
Romane Guignard